Un « bateau » sans équipage Tiré de Frédéric Landry, Capitaines des hauts fonds, Québec, Éditions Garneau, 1973, p. 14-15. C'était en 1910, la navigation entre l'Île-du-Prince-Édouard, la Nouvelle-Écosse et les Îles-de-la-Madeleine prenait fin au mois de décembre, pour ne recommencer qu'au mois de mai suivant. Ceci laissait les Madelinots dans un grand isolement. Ils avaient alors, pour tout moyen de communication, un câble télégraphique reliant les îles à la « Grande Terre ». Or, il arriva que le 6 janvier de cette année, le câble se brisa et que toute communication devint impossible. Devant la consternation générale, plusieurs marins madelinots songèrent à entreprendre la traversée ; la mer était libre de glace, le vent favorable. Les plus sages parmi les anciens dissuadèrent cependant les jeunes navigateurs de cette courageuse entreprise, la considérant par trop téméraire. Notons qu'à cette époque les bateaux de pêche étaient équipés de voiles et parfois d'un petit moteur à explosion mono-cylindre et que les accommodations du bord risquaient d'être insuffisantes si le temps venait à changer. De plus, les havres du continent étaient tous gelés et d'un accès très difficile. C'est alors qu'une idée géniale germa dans l'esprit d'un marin du Havre-Aubert, Alcide Gaudet. — Pourquoi, dit-il, ne pas confier les « malles de sa Majesté » à la fortune d'un bateau qui, seul, sans équipage, toutes voiles dehors, serait orienté de façon qu'il atteigne un port de la Nouvelle-Écosse ? Le vent, ce jour-là, était bon et les vieux assuraient qu'il continuerait à souffler du « Nordet » pendant plusieurs jours ; c'était une chance à courir, il ne fallait pas la manquer. Mais quelle barque serait chargée du précieux colis et lancée à l'aventure comme le panier de Moïse ? Le choix s'arrêta sur une nef d'une construction fort originale : le fameux ponchon, qui fut équipé d'un gouvernail et d'une voile. Sur cette dernière, d'habiles mains de femmes brodèrent une étoile de mer et l'inscription suivante : « Winter Magdalen Mail », ceci ne manquait pas d'humour. L'inscription était en anglais, le frêle esquif ayant pour destination le rivage de la Nouvelle-Ecosse. Le courrier, au nombre d'une centaine de lettres parmi lesquelles une, adressée au Ministre de la Marine à Ottawa, fut déposé dans des boîtes pour la conserve du homard ; elles furent soudées et le tout introduit dans le tonneau qui, fermé solidement, se trouva prêt à prendre la mer. Le lancement eut lieu le 2 février, vers deux heures de l'après-midi à Havre-Aubert, sous les acclamations de toute la population et ce miniscule navire s'élança sur les flots, poussé par la brise de « Nordet ». Il emportait tout l'espoir des Madelinots ; la lettre au Ministre devait informer ce dernier de la rupture du câble et de la situation dramatique dans laquelle ils se trouvaient. La mer et le vent qui tant de fois les avaient endeuillés servirent les Madelinots, peut-être en récompense de leur constance et de leur foi ; le Ponchon arriva au terme de son voyage ! Il aborda quelques jours après en Nouvelle-Ecosse à Port Hasting. Dès que l'identité du curieux petit navire fut reconnue, on dirigea son contenu sur Halifax où la poste régulière se chargea de sa distribution. Sur réception de ce courrier insolite faisant connaître à l'Honorable Rodolphe Lemieux la détresse de ses électeurs, le Ministre de la Marine donna ordre de dépêcher de Sydney (N.-E.), le vapeur Harlow. Le premier mars, il avertissait les Madelinots que leur requête avait été prise en considération et que désormais il y aurait des communications l'hiver aux Îles-de-la- Madeleine. L'automne de la même année, à Cap aux Meules, on installa une station Marconigramme qui n'a cessé de fonctionner depuis lors. |