De la bonne chère

(Français moderne)

Pour ce qui est de la nourriture, elle est capable de faire brûler tous les livres que les cuisiniers aient jamais fait et de les faire renoncer à leur science. Car on trouve moyen, dans le bois de Canada, de faire bonne chère sans pain, sans vin, sans sel, sans poivre, ni aucune épicerie. Les vivres ordinaires sont du blé d'Inde, qu'on nomme en France blé de Turquie, qu'on pile entre deux pierres et qu'on fait bouillir dans de l'eau ; l'assaisonnement est avec de la viande ou du poisson lorsqu'on en a. Cette vie nous parut à tous si extraordinaire que nous nous en ressentîmes ; car pas un ne fut exempté de quelque maladie avant que nous ne fussions à cent lieues de Montréal.

[…]

Nous eûmes au lac Saint-François deux élans qui furent le commencement de notre chasse. Nous en fîmes fort grande chère. Ces élans sont des animaux grands comme des mulets et faits à peu près comme eux, sinon que l'élan a le pied fourchu et des bois fort grands à la tête qu'il quitte tous les hivers, et qui sont plats comme ceux des daims. La chair en est fort bonne, surtout quand il est gras, et la peau en est fort estimée. C'est ce qu'on appelle ici communément de l'orignal. La chaleur qu'il faisait pour lors et le peu d'expérience que nous avions de la vie des bois firent que nous laissâmes perdre une bonne partie de notre viande.

La manière de la conserver dans les bois où il n'y a point de sel est de la couper par plaques fort minces, et de l'étendre sur un gril qu'on élève à trois pieds de terre, et qui est couvert de petites gaules de bois sur lesquelles on étend sa viande, puis on fait du feu dessous le gril et on dessèche au feu et à la fumée cette viande jusqu'à ce qu'il n'y ait plus aucune humeur dedans et qu'elle soit sèche comme un morceau de bois, et on la met par paquets de 30 ou 40 qu'on enveloppe dans des écorces, et étant ainsi empaquetée, elle se garderait cinq ou six ans sans se gâter. Lorsqu'on la veut manger, on la réduit en poudre entre deux pierres et on la met bouillir un bouillon avec du blé d'Inde. La perte de notre viande fit que pendant presque un mois, nous ne mangeâmes que du blé d'Inde avec de l'eau, car le plus souvent nous n'étions pas en lieu de pêche et nous n'étions pas dans la saison des bonnes chasses.

Tiré de René de Bréhan de Gallinée, « Récit de ce qui s'est passé de plus remarquable dans le voyage de MM. Dollier et Gallinée (1669-1670) », dans Pierre Margry (dir.), Découvertes et Établissements des Français dans l'Ouest et dans le Sud de l'Amérique Septentrionale (1614-1754). Mémoires et documents originaux, Paris, Imprimerie D. Jouaust, 1876, p. 120-122.

Graphie ancienne