Le rôle social de la paroisse

Le curé de Saint-François a le bonheur (c'en est un, quoi que puissent dire quelques jaloux) de posséder dans sa paroisse une maison de religieux, avec lesquels il entretient les meilleures relations. Ces religieux lui rendent toutes sortes de services. Ils chantent ses messes, confessent son peuple, et se chargent d'une grande partie de ses prédications ; bref, ils remplissent près de lui l'office de vicaires.

Grâce à eux, la petite paroisse offre aux fidèles, chaque dimanche, la précieuse commodité de quatre messes, dont une pour les enfants, avec trois instructions régulières.

Dans ces entretiens il est expressément recommandé d'instruire les fidèles, d'étayer la morale sur le dogme, de parler une langue intelligible à tous, de traiter les auditeurs avec respect, de ne jamais les blesser, de ne point parler d'argent, d'éviter les longueurs ; en un mot, de faire autant que possible œuvre d'homme de tact et d'apôtre. Le peuple semble tout heureux de voir devant lui, non point un maître mais un père, et il donne à entendre, par son attitude, qu'il n'est point insensible aux charmes du beau langage.

Les exercices de l'après-midi se composent de l'office des vêpres et des réunions de catéchisme ou de quelque congrégation. Si ces réunions sont assez fidèlement suivies, on n'en saurait dire de même des vêpres, aux charmes desquelles les Canadiens semblent absolument réfractaires. Le catholique canadien manque rarement la messe ; mais, le soir, il laisse son église vide, tandis que celle de l'irlandais est comble. Tel est le cas, du moins, dans la région qui nous occupe.

Comme le curé de Saint-François prétend transformer son peuple par l'éducation de la jeunesse, il apporte aux catéchismes un soin spécial. […]

C'est assez indiquer que tout n'est point parfait. Les jeunes gens, en effet, ne sont encore apprivoisés qu'à demi. À quinze ans, ils entreprennent ordinairement le grand et douloureux voyage de l'enfant prodigue. Il est vrai qu'ils rentrent presque tous, vers vingt ans, au foyer domestique, et que le mariage marque, pour la plupart, la date de la conversion définitive.

Les hommes sont encore craintifs sur le sujet de la dévotion. Le Tiers-Ordre de Saint-François, dans lequel cent femmes sont engagées, ne compte guère qu'une trentaine de membres du sexe prétendu fort. La foule hésite et tergiverse.

Quoi qu'il en soit, le bien s'opère lentement mais sûrement.

[…]

Avec l'esprit de dévotion se fortifie ce qu'on appelle l'esprit paroissial. Le corps est maintenant animé, et le sang circule, chaque jour plus actif, de la tête à l'extrémité des membres. Le curé aime son peuple et le peuple lui rend amplement amour. Ce sable mouvant des faubourgs s'est fixé en un ciment solide, et ces mêmes hommes qui, jadis, n'avaient que huit bancs dans l'église mère, en achètent, dans l'église bâtie pour eux, cent trente-cinq. Ils s'intéressent à sa vie, ils payent ses dettes, ils lisent avec soin le compte rendu financier qu'on leur distribue chaque année pour étrennes et lorsqu'ils constatent que son emprunt s'amortit, ils en éprouvent autant de joie que de prospérité personnelle.

À quoi attribuer ce progrès ? À l'admirable institution de la visite de paroisse. Deux fois par année le prêtre va dans toutes les maisons. Il se présente en père, bénit les enfants et les vieillards, console les malades et les affligés, prend les noms, reçoit les confidences, cicatrise les blessures par sa pitié, soulage les misères par ses aumônes.

C'est alors que l'obole de saint Antoine lui est d'un précieux secours. Mais il doit chercher lui-même les misérables, car son peuple, fier et stoïque, souffre de la faim avant de tendre la main. Il a vu, dans ce Canada glacé, une femme, près de devenir mère, avec ses enfants en haillons, attendre sans pain et sans feu, le retour du mari parti à la poursuite vaine d'un peu de travail. L'apparition du pasteur, dans de tels instants, n'est-elle pas l'apparition même de la Providence ? Ah ! malheur au clergé, quelque bon soit-il, qui a perdu l'usage de la visite de paroisse, et qui ne peut plus répéter la parole du Maître : je connais mes brebis et mes brebis me connaissent ! [...]

À côté des besoins proprement spirituels auxquels il faut pourvoir, il y a, dans une paroisse, d'autres besoins, que j'appellerai intellectuels, d'une importance souveraine ; nous voulons parler des écoles.

Les écoles de Saint-François ont eu leur ample part dans le progrès. Lorsque, en 1891, la paroisse fut fondée, une petite école en bois où une soixantaine d'enfants recevaient l'éducation d'une jeune fille, représentait tout le système scolaire catholique. Aujourd'hui, outre cette même école, un magnifique édifice en briques a été bâti, en attendant l'heure prochaine d'une nouvelle construction ; une vaste salle a été louée dans un troisième quartier, et trois cents enfants y sont pieusement élevés par cinq religieuses.

Mais, hélas, si les succès sont éclatants, les dépenses sont écrasantes. Les malheureux contribuables, s'appliquant sans la connaître la parole de Mazarin, crient aussi fort qu'ils payent ; et le pauvre curé prétend que la question des écoles l'empêche souvent de dormir.

Ce n'est point un léger souci que de gérer une paroisse canadienne. Il faut se faire tout à tous : donner des conseils d'affaires, écrire des lettres, — parfois des lettres au fiancé absent, à l'exemple du bon saint François de Sales, — empêcher les procès, réconcilier les familles, placer les filles en service, les garçons dans les magasins, donner pour le gouvernement des lettres de recommandation, avec la crainte parfois de réussir au grand détriment du protégé, enfin tancer les maris ivrognes devant leurs femmes courroucées, et leur administrer la tempérance.

Cette question de tempérance dans la paroisse Saint-François n'est qu'un demi-succès. Sans doute des cartes innombrables sont distribuées, des promesses aussi nombreuses sont données ou arrachées, mais combien peu sont tenues ! Et puis, pour un vieillard arraché au vice par la conversion ou par la mort, deux jeunes gens, parfois, qui s'abandonnent ! Hélas ! l'on peut dire que l'histoire de l'intempérance au Canada est l'histoire de toutes les ruines religieuses, sociales et familiales. Mais il suffit.

Tiré de Alexis de Barbezieux, Le Canada héroïque et pittoresque, Bruges-Paris, Desclée de Brouwer et Cie, 1927, p. 165-172.