La montée de l'exogamie À l'époque de la société canadienne-française traditionnelle et catholique, celle qui est caractérisée par son mode de vie rurale, l'Église et la famille sont les principales institutions qui assurent la vitalité linguistique du Canada français et qui assument la responsabilité de la transmission de la culture canadienne-française. Il faut être bien conscient qu'à cette époque, les Canadiens-Français de l'ensemble du Canada (le Québec inclus) forment une société relativement homogène, que les distinctions identitaires provinciales sont négligeables et que la religion catholique est à la base de la culture canadienne-française. Si la religion représente la valeur centrale de la culture et l'élément fondamental de l'identité, nous devons en même temps reconnaître que la foi catholique était gardienne de la langue française et qu'en retour le maintien de la langue favorisait le maintien de la foi. La langue et la foi sont deux éléments de l'univers culturel qui sont étroitement liés l'un à l'autre formant le noyau dur de la culture canadienne-française : les luttes pour la défense de la langue française recouvrent très souvent un autre combat, celui du témoignage de la fidélité à la religion catholique. Dans ce contexte culturel et religieux, l'exogamie est pratiquement impensable : choisir un conjoint de l'autre groupe, un Canadien-Anglais, c'est prendre le risque de perdre sa culture et sa foi. En effet, dans l'univers des représentations symboliques, les classifications sont claires et nettes : le français est automatiquement associé au catholicisme et l'anglais, au protestantisme ; très souvent l'autre sera identifié comme un «protestant», même si l'identification est essentiellement linguistique. Dans cet univers religieux, l'exogamie s'apparente à la transgression d'un tabou. Les permissions des parents pour se marier à l'extérieur du groupe sont difficiles à obtenir et les embûches de l'Église, difficiles à surmonter ; de plus, les futurs époux risquent la marginalisation et l'exclusion sociale. Les barrières culturelles et religieuses deviennent des empêchements qui limitent sérieusement le nombre de mariages mixtes ; à cette époque, l'endogamie est une norme sociale contraignante qui est transmise par la famille et l'Église dans des actions et des enseignements conjoints : les freins à l'exogamie sont à la fois sociaux, culturels et institutionnels. Les empêchements touchent toutes les facettes de la vie de la société canadienne-française. À cette époque, il n'est pas facile de se marier à l'extérieur de son groupe. Les facteurs explicatifs en regard de la force de l'endogamie comme norme sociale comprennent aussi des phénomènes démographiques et écologiques. En effet, très souvent les Canadiens-Français sont majoritaires dans les villages et les paroisses qu'ils habitent, même s'ils sont très minoritaires lorsque nous considérons l'ensemble de la population des différentes provinces canadiennes, à l'exception du Québec et du Nouveau-Brunswick. Dans les villes, ils se regroupent autour d'une paroisse et, de ce fait, ils arrivent à former des quartiers où ils sont plus ou moins minoritaires. L'école primaire de rang, de village ou de quartier catholique et bilingue, rassemble une population écolière relativement homogène composée essentiellement de jeunes canadiens-français catholiques. Au secondaire, les choses se compliquent, mais la fréquentation est limitée et une bonne proportion de ceux qui fréquentent l'école secondaire se retrouvent dans des collèges ou des couvents privés, catholiques et français, les autres étant répartis dans les « high schools » publics et anglais où les probabilités de fréquentations « exogames » sont plus élevées. Comme nous pouvons le constater, ces phénomènes sociodémographiques et écologiques s'ajoutent aux facteurs culturels et institutionnels pour favoriser le maintien de l'endogamie comme norme et pratique sociales. Le dernier facteur que nous avons retenu est lié aux contacts restreints entre les Canadiens-Français et les membres des autres groupes culturels et religieux. Il n'y a pas si longtemps, les différentes communautés linguistiques étaient littéralement enfermées dans leur unilinguisme respectif ; les contacts entre les groupes étaient très limités parce que la grande majorité des Canadiens de langue anglaise ne connaissaient pas le français et parallèlement une proportion imposante de Canadiens-Français ne connaissaient pas l'anglais. Les changements culturels, religieux, démographiques, écologiques et sociolinguistiques des dernières décennies nous amènent à une tout autre réalité. Le passage d'une société traditionnelle, rurale et catholique à une société moderne, urbaine et industrielle, a modifié presque complètement le milieu de vie des communautés francophones et acadiennes, surtout celles qui se trouvent en situation minoritaire au Canada. Les communautés majoritaires du Québec et du Nouveau-Brunswick ne connaîtront pas des changements de milieu de vie aussi dramatiques : de façon générale, nous pouvons affirmer que plus les communautés seront minoritaires, plus les changements seront profonds et déterminants. La transition du monde rural et agricole à un monde urbain et industriel exige que bon nombre de Canadiens-Français quittent les villages, les paroisses et les quartiers où ils étaient majoritaires pour aller s'installer dans des villes, des paroisses et des quartiers où ils deviennent minoritaires ; il en est ainsi pour les écoles et les autres institutions qu'ils fréquentent. Étant bilingues, ils ne recherchent pas le quartier francophone à tout prix. Plusieurs parents se voient contraints d'envoyer leurs enfants à l'école anglaise. Pour une grande majorité des francophones, le processus de modernisation s'accompagne presque toujours d'un processus de minorisation et plus le processus de modernisation avance, plus le processus de minorisation s'accentue. Les statistiques des recensements des trois dernières décennies montrent clairement la progression de la minorisation. L'hétérogénéité remplace l'homogénéité. Le contact est maintenant continuel avec les anglophones ; la langue anglaise domine le monde du travail, des affaires, des communications et des services. Dans ce nouvel entourage, la sphère réservée au français se limite trop souvent à la vie familiale, alors que la langue anglaise s'impose dans l'ensemble des activités de la vie quotidienne. C'est dans ce contexte que les francophones minoritaires doivent absolument être bilingues s'ils veulent se tailler une place ; la situation pratique l'exige. Comme suite à ces grands changements, nous pouvons facilement voir que le nouvel environnement social et culturel va favoriser l'exogamie : les francophones sont de plus en plus minoritaires, de plus en plus dispersés et de plus en plus bilingues, trois conditions qui vont expliquer, en partie, l'augmentation des taux d'exogamie. Le délestage du mode de pensée traditionnel et religieux fait en sorte que la religion catholique, élément central de la culture traditionnelle, est lentement détachée des luttes pour la survie de la langue et de la culture françaises. Les adages « la langue gardienne de la foi » et « la foi gardienne de la langue » perdent sens et pertinence. La francité et le bilinguisme deviennent des valeurs qui remplacent la religion en tant que valeur dominante. L'appartenance sociétale traditionnelle, celle du Canada français, cède la place à une identité plus régionale et plus linguistique ; les communautés francophones et acadiennes succèdent à la société canadienne-française ; les combats pour la survie de la langue et de la culture françaises passent par l'axe du bilinguisme qui devient effectivement l'élément central de la culture collective et de l'identité individuelle. L'idéal est de connaître l'anglais, de l'écrire et de le parler comme les anglophones, ou encore mieux qu'eux, sans succomber au transfert linguistique et à l'anglicisation, alors que le contexte conduit naturellement à l'intégration sociétale et à l'assimilation à la majorité. Les barrières culturelles, religieuses et linguistiques sont tombées ; les facteurs démographiques, écologiques et sociaux favorisent maintenant une cohabitation plus poussée et un partage des institutions sociales. L'exogamie est une réalité avec laquelle les communautés francophones et acadiennes doivent maintenant composer. Est-ce que ces valeurs, ces situations et ces conditions risquent de changer sensiblement durant les prochaines années ? La réponse est simple et directe : non ! Au contraire, les tendances démographiques vont fort probablement s'accentuer durant les prochaines décennies et créer un contexte qui va contribuer à une augmentation des taux d'exogamie chez les francophones ; de fait, plus les francophones seront minoritaires et dispersés, plus le taux d'exogamie sera élevé. En quelques décennies, les communautés francophones et acadiennes passent d'une culture religieuse très contraignante et hermétique à une culture médiatique éclatée et ouverte. L'exogamie n'est plus un tabou ; au contraire, elle favorise une cohabitation plus engagée, permet de vivre une situation de bilinguisme intégral et de réaliser le grand rêve de nombreux francophones qui se définissent par leur bilinguisme et leur appartenance à deux cultures. […] En considérant que les phénomènes démographiques sont relativement stables et que les tendances à la hausse ou à la baisse sont très difficiles à renverser, nous pourrions, en analysant les données démographiques des dernières décennies, brosser le tableau suivant pour les prochaines années :
Dans ce contexte, il est inévitable que nous assistions à une montée de l'exogamie, et il serait tout à fait inattendu que dans un avenir rapproché nous puissions observer une régression de ce phénomène. Tiré de Roger Bernard, « Langue maternelle et langue d'usage dans les foyers mixtes francophones : les enjeux de l'exogamie », Cahiers Charlevoix I, Société Charlevoix et Prise de Parole, 1995, 245-252. |