Les Irlandais défendent les Sœurs grises

Le 27 du mois dernier, un ivrogne s'est coupé le col ; les Sœurs furent appelées les premières. Srs Rodriguez et St-Joseph y volèrent et lui donnèrent leurs soins ; le Docteur fut appelé et les Sœurs lui donnèrent les remèdes qu'il lui plut d'ordonner pour le suicidé.

Les Sœurs furent le visiter plusieurs fois dans la journée et firent appeler le Père Durocher mais sans succès pour le malade, parce qu'il n'était nullement disposé. Le soir, le Docteur vint chercher des remèdes dans notre apothicai[re]rie et me pria d'envoyer une Sœur veiller cet homme, pour voir si les remèdes feraient bon effet. J'y consentis volontiers.

Plusieurs jours se passèrent de même. Le maître du malade n'attendant plus rien de lui pour payement, parce que celui-ci avait tout bu et que le dernier objet qu'il possédait (une montre), s'achevait de boire et manger, il me pria de recevoir cet homme dans l'hôpital. Je lui répondis que je ne le pouvais pas parce que cet homme ne pouvait être soigné par des filles, qu'il fallait continuellement plusieurs hommes pour le tenir, et que nous n'avions pas le moyen de payer des hommes pour en avoir soin, que lui, avait des pensionnaires compagnons de l'infortuné qui pouvaient le veiller et lui rendre les autres services. Mais le maître de pension n'entendait pas cela, il voulait que nous le prissions.

[…]

Jeudi soir, 3 du courant, vers 4 heures, le malade fut descendu de voiture par une troupe de gens de chantiers, et nous entendions l'homme qui avait recueilli le malade le matin, crier au charretier, débarque-le, laisse-le par terre et je payerai tes peines.

Nous avions fermé toutes les portes. Je me montrai à une fenêtre, et plusieurs me prièrent de recevoir ce pauvre homme. Je vous assure que j'avais le cœur gros, mais il fallait bien agir comme cela car depuis quinze jours, on nous avait forcées de recevoir plusieurs personnes qui pouvaient se passer de l'hôpital, et on nous disait : vous êtes obligées de soigner les pauvres, vous êtes payées pour cela ; et si nous avions continué à ne pas opposer de résistance, l'hôpital aurait été rempli de toutes sortes de méchantes personnes, et nos moyens ne nous permettent pas toujours de recevoir tous ceux qui se présentent.

Je reviens à notre homme. Il demeura à la porte de l'hôpital jusqu'à 7 heures du soir.

Un grand nombre de Canadiens étaient indignés de notre conduite ; il y en avait aussi beaucoup qui prenaient notre défense en paroles seulement. Plusieurs tinrent les plus méchants discours contre les Pères et contre nous. L'homme qui avait apporté le malade dit qu'il viendrait quand il ferait tard et forcerait une porte pour le faire entrer, et que les pierres briseraient la maison.

Notre Père écrivit une lettre au Magistrat lequel ne lui répondit pas ; et il en écrivit une autre au Juge lequel a répondu le mieux qu'il pouvait, pour s'excuser, et ces lettres ont été imprimées sur le journal et elles ont paru samedi matin.

Notre Père parla aussi à quelques Irlandais pour venir veiller à l'hôpital en cas d'insultes. Les bons Irlandais toujours zélés lorsqu'il s'agit de défendre les droits de leurs prêtres ou de leurs religieuses dirent à notre Père de se reposer sur eux entièrement. Dans un instant, il y eut plus de deux cents Irlandais rendus près du couvent, presque tous armés jusqu'aux dents, fusils etc. etc. et chacun un beau bâton. Dans un instant la rue fut balayée, chacun se retirait chez soi.

Les Pères avaient donné de l'argent et fait souscrire quelques hommes de chantiers et firent porter le malade dans une honnête maison. Les Irlandais firent bien des tours près du couvent et dans les environs. Ils entrèrent, une soixantaine d'hommes bien armés, dans la maison de celui qui avait menacé de briser le couvent ; ils lui dirent qu'ils venaient l'avertir de prendre bien garde de faire aucune insulte aux prêtres et aux Sœurs, et si une seule pierre était lancée sur le couvent on saurait que c'est lui et que tous les Irlandais ensemble viendraient raser sa maison et sa tête. Vous pensez bien que celui qui se voyait ainsi menacer avait plus que peur ; il tremblait et fit ses excuses en rejetant le tort sur un autre homme et promit de ne rien faire aux prêtres et aux Sœurs.

Le lendemain matin, les Irlandais envoyèrent un connétable vers le même homme lui dire que puisqu'il avait si mal parlé la veille des prêtres, il fallait selon l'expression anglaise, aller faire ses excuses au Père Telmon, et mon homme d'aller aussitôt faire ses humbles excuses devant témoin au Père Telmon. Personne n'est venu faire du tapage à l'hôpital ; nous avons été bien tranquilles, grâce aux bons Irlandais. Tous les gens respectables ont été indignés de la conduite de certaines gens envers nous.

Tiré d'une lettre d'Élisabeth Bruyère, datée 1845, dans Jeanne d'Arc Lortie, Lettres d'Élisabeth Bruyère, vol. i, Montréal, Éditions Paulines, 1989, p. 286-289