Le bilinguisme et les Franco-Ontariens

Pour de nombreux Franco-Ontariens, la langue française demeure une valeur essentielle, parce qu'elle se retrouve maintenant à l'intérieur de l'univers du bilinguisme canadien, qui devient effectivement l'élément central de la mosaïque culturelle de l'Ontario français. Il ne s'agit pas d'un simple bilinguisme fonctionnel, phénomène linguistique, mais plutôt d'un processus culturel de bilinguisation qui touche les fondements de la personnalité et délimite les frontières de l'identité franco-ontarienne. L'acteur social est bilingue dans sa nature intérieure ; il intériorise le bilinguisme ; il devient bilingue parce qu'il vit intégralement le bilinguisme.

D'autre part, le contexte social, idéologique et pratique exige une maîtrise de l'anglais, et l'idéal est de comprendre l'anglais, de l'écrire et de le parler comme les anglophones. En même temps, on tolère le baragouinage en français. La pratique quotidienne démontre amplement que la langue française, celle des Franco-Ontariens, souvent restreinte à la sphère privée et réservée à l'école et à la famille, est dévalorisée par rapport à l'anglais, langue publique et mondiale. La langue française et la culture canadienne-française sont des valeurs dominantes si elles sont rattachées à la connaissance et à la maîtrise de l'anglais. La francité est alors légitimée par le bilinguisme ; elle n'est pas en elle-même une valeur fondamentale.

Le Franco-Ontarien est francophone, mais il est un francophone bilingue ; il fréquente l'école de langue française, mais elle est bilingue ; l'écriteau présente un texte en français, mais il est accompagné d'une version anglaise. Le français a rarement droit de cité par lui-même. Pour plusieurs Franco-Ontariens, la réalité s'appréhende et s'exprime par l'anglais avant d'être traduite en français ; d'ailleurs, en Ontario, le français est très souvent une langue de traduction qui a comme point de départ l'anglais. Dans la culture bilingue des Franco-Ontariens, la francité est liée et subordonnée au bilinguisme, comme elle était liée et subordonnée à la religion catholique à l'époque de la culture religieuse des Canadiens français.

Dans l'univers du bilinguisme franco-ontarien, la langue française, qui était déjà régionalisée et dévalorisée, est maintenant dissociée de la culture française. C'est l'étape de la secondarisation du français, la troisième grande rupture culturelle. Pour de nombreux jeunes Franco-Ontariens, le français demeure la langue maternelle, mais il devient effectivement une langue seconde, enseignée comme un outil de communication, mais un outil plus ou moins efficace dans le contexte ontarien. Inconsciemment et naturellement, l'anglais, qui était au point de départ la langue seconde, se transforme subrepticement en langue première, celle qui exprime les réalités fondamentales de la vie, celle dont les mots portent une charge émotive, celle qui baigne dans une culture et une histoire ; en d'autres mots, la langue de Shakespeare. Pour plusieurs francophones minoritaires, Molière est rentré à Versailles ; ils ont le français comme langue maternelle, mais l'anglais comme langue première. De la bilinguisation de l'univers culturel, nous passons maintenant à la secondarisation de la langue française.

Les jeunes francophones de l'Ontario ne sont plus à l'heure du bilinguisme culturel. Ils ont assumé ce bilinguisme ; ils l'ont intériorisé ; il fait partie de la vie quotidienne comme les autres éléments de la culture. Les jeunes francophones de l'Ontario sont de plus en plus à l'heure de la culture médiatique. Les médias sont omniprésents ; malheureusement, l'espace médiatique est occupé par la culture de la majorité, qu'elle soit québécoise, canadienne-anglaise ou américaine. Les jeunes Franco-Ontariens ne se voient pas ; médiatiquement, ils n'existent pas ou si peu. La production et la reproduction d'une culture propre à l'Ontario français sont compromises.

Tiré de Roger Bernard, « Réflexions critiques d'un chercheur », Jacques Cotnam, Agnès Whitfield et Yves Frenette, La francophonie ontarienne : bilan et perspectives de recherche, Hearst, Le Nordir, 1995, p. 337-338.