Pour Anne Il y a des choses, comme ça, dans la vie, qu'on a du mal à expliquer aux enfants. Il faut quand même essayer. Souvent, ça vaut la peine. Par exemple : ma fille, Anne, qui voulait savoir pourquoi deux de ses compagnons de jeux parlent toujours anglais ensemble ; pourtant, ils ont un nom français et même leurs parents sont français. C'est pas normal. Pourquoi que c'est comme ça ? Il se trouve que je connais un peu la famille. Le père, surtout, qui a à peu près mon âge : François L'Écuyer. Il est né à Québec, il est arrivé à Ottawa vers l'âge de sept ans. Dans le temps, ses parents habitaient pas loin de chez nous, rue Cobourg, dans la Côte-de-Sable. Son père était quelqu'un. Il était avocat ; mais, comme je l'ai su plus tard, trop paresseux pour exercer le droit, il avait fait une belle carrière d'organisateur politique chez les libéraux. En récompense de ses services, il avait été nommé sous-ministre aux Postes à Ottawa. À cette époque, c'était la plus haute distinction de la Fonction publique à laquelle un Canadien français pouvait aspirer. La seule, aussi. La mère était également de Québec, d'une grande famille, les Dorion. Du monde très bien. La famille L'Écuyer n'est pas restée longtemps dans la Côte-de-Sable, juste quelques années ; après, ils ont déménagé dans l'ouest de la ville, le West End.Je ne peux pas dire que j'ai bien connu le fils, François. La première fois que je l'ai vu, il accompagnait sa mère qui venait chez nous, parfois, parce que la mienne faisait des rideaux, brodait des nappes. Il était en culottes courtes, il souriait mais ne parlait pas. Comme mon père était commis aux Postes, le sous-ministre L'Écuyer l'appelait à l'occasion pour lui demander de pelleter son entrée ou couper le gazon. Durant ces années-là, papa faisait partie d'un comité pour le financement public des écoles secondaires françaises, aujourd'hui chose faite. Mais la bataille était dure. Mon père faisait circuler une pétition pour recueillir des appuis dans la paroisse. Il était allé voir M. L'Écuyer, qui avait bien voulu nous recevoir ; je dis « nous » parce que j'étais là. M. L'Écuyer avait refusé carré. Pas question. « Vous comprenez, M. Joanisse, je n'ai pas le temps de m'occuper des affaires locales ; et pour un homme dans ma position, signer une pétition, c'est toujours un peu risqué. Et puis je vais vous dire : je pense que vous vous battez pour rien, le français, en Ontano, c'est fini. C'est à peine si les gens d'ici savent dire trois phrases qui font de l'allure ; les francophones sont anglifiés, c'est pas compliqué. Dans vingt ans, il n'y en aura plus un seul. Il y a autre chose que vous devez comprendre, M. Joanisse. Ma femme et moi, on est des gens de Québec ; nous autres, on aime bien parler. Pas juste le français : les deux langues ! C'est pour ça qu'on envoie notre fils à Ashbury College, à Rockliffe, vous savez où c'est ? Comme ça, il va apprendre l'anglais comme il faut ; il n'aura pas les problèmes que moi, j'ai eus dans la vie. Et puis, Ashbury, c'est une des meilleures écoles privées du Canada ; des fils d'ambassadeurs vont là, des fils de ministres, des fils de monde qui ont de l'argent. Mon François se fait de bons amis là-bas, ça peut l'aider plus tard dans la vie. Et puis, pour le français, je m'inquiète pas ; on est du monde de Québec, on sait bien parler, on va à Montréal toutes les fins de semaine – ma sæ ur reste à Westmount – et on énvoie François à Québec l'été. Quand il sera plus vieux, on l'enverra peut-être à Paris. Chose certaine, il va bien parler français, pas comme les petits voyous de par ici. En passant, M. Joanisse, j'aimerais ça si vous veniez, samedi, aider mon jardinier à enlever les châssis doubles... » Donc, le petit François, je ne l'ai pas vu souvent. Juste de temps en temps. Sur le chemin de l'école, je le reconnaissais, de loin, dans son costume d'Ashbury, veston vert à écusson et pantalon gris. Un jour, j'ai entendu son nom à la radio : il avait remporté le championnat de tennis junior du Rideau Club. Mais il m'a toujours reconnu ; il m'envoyait la main, quand on se croisait, de loin. Frank Lecuyer a fait de bonnes études. McGill ; six mois à Laval, pour faire plaisir à ses parents ; trois mois à Strasbourg, assez pour dire qu'il a étudié en Europe. Je ne sais pas exactement ce qu'il fait maintenant, il paraît qu'il est analyste financier ; aux Postes, comme son père. Il finira peut-être sous-ministre. En tout cas, je ne suis pas en peine pour lui : il habite une grosse maison restaurée rue Daly, dans la Côte-de-Sable. Il a épousé une Française, qu'il a connue là-bas, Nadine. Ils ont deux enfants : Jason et Natacha Lecuyer. Frank parle encore français, mais on voit que ce n'est plus tellement sa langue. Son accent est bon cependant ; dans les cocktails, sa diction doit être parfaite. Je le vois dans la rue parfois, et on bavarde un peu. Ses enfants ne vont pas à l'école privée… c'est un peu contre ses convictions, comme il dit. « Pis ça coûte trop cher, avec mon père qui a presque tout perdu dans de mauvais investissements avant de mourir ; en plus de ça, ma maison est hypothéquée jusqu'aux dents. Peut-être que je vais changer mon idée un jour. Le lycée Claudel est bon, il paraît. C'est là que les enfants de premiers ministres vont. On enseigne là le vrai français de France. » J'ai raconté tout ça à ma fille comme j'ai pu. Et elle m'a demandé : « Est-ce que c'est parce que maman et toi, vous avez pas d'argent que je vais à l'école publique francophone ? » Non, j'ai dit. Un jour, tu comprendras. L'autre jour, j'ai accompagné Anne à une fête chez des enfants du voisinage. Les parents étaient tous arrivés en même temps et j'ai entendu Nadine Lecuyer dire à une maman, avec ce bel accent qu'attrapent à Londres les filles au pair de France : « No, we wouldn't even dream of sending our kids to the French schools. Kids there are a little on the rough side, I'm told. We're actually planning on sending them to French immersion schools rather, I hear they're quite good in Ottawa. » Et pas longtemps après, Mme Lecuyer a demandé à ma fille en français : « Et toi, ma jolie, tu veux venir demain chez nous jouer avec Jason et Natacha ? » Anne l'a dévisagée un instant et a dit : « No thanks. » Moi, comme tous les pères, je suis fier de ma fille. Vous me comprenez. Daniel Poliquin, Nouvelles de la capitale, Montréal, Québec/Amérique, 1987, p. 47-50. |