Une institution littéraire franco-ontarienne Vers 1970, un instense foyer d'animation culturelle, littéraire et artistique apparaît donc à Sudbury dans le moyen nord de l'Ontario, au moment où le Québec, lui, tend à se dissocier du reste du Canada français : « nul ne pouvait considérer la ville de Sudbury comme lieu culturellement favorisé, écrit Robert Dickson, [ni] physiquement, ni esthétiquement […] L'impératif de créer s'imposait en l'absence de tant ». Avec sa population de 100 000 habitants environ, dont 25 % de francophones, Sudbury, ville minière, est l'une des plus importantes agglomérations à vocation nordique au Canada. Dans ce qu'il est convenu d'appeler affectueusement sa « vallée » se nichent plusieurs petites municipalités francophones bâties autour de l'école séparée, de l'église, du centre communautaire et de la caisse populaire. Plus haut, sur une des collines surplombant le superbe lac Ramsay, dont le poète Robert Dickson se fera chantre, juche l'Université Laurentienne, où se retrouve une bonne partie de la génération d'étudiants issue de villes et de villages du Nord franco-ontarien, de Cochrane à Dubreuilville, de Mattawa à Chapleau. C'était le chemin de perdition de Louis Hémon, ce chemin même qui paraît en 1970 déjà à moitié reconquis. Vers 1970, donc, il y a Sudbury, autour de Robert Dickson et Fernand Dorais, tous deux nouvellement installés à l'Université Laurentienne, une véritable coalescence des forces vives de la jeune culture francophone du Nord. Les noms sont aujourd'hui très connus en Ontario français : André Paiement, Gaston Tremblay, Denise Truax, Pierre Germain, Patrice Desbiens, Brigitte Haentjens, Pierre Bélanger, Marcel Aymar, Rachel Paiement, Denis Saint-Jules, Thérèse Boutin, Claude Belcourt. Cette période de fermentation culturelle aura duré une vingtaine d'années et elle aura marqué profondément toute la vie littéraire franco-ontarienne récente. Son effritement en douce a coïncidé d'ailleurs, à la fin des années 1980, avec les départs successifs vers le Québec de ses principaux acteurs : Gaston Tremblay, Patrice Desbiens, Robert Paquette, Brigitte Haentjens, et combien d'autres, dans le milieu du théâtre notamment. Avant cet exode, Sudbury avait pu attirer dans son orbite et grâce à son exceptionnelle vitalité artistique une grande partie de l'élite franco-ontarienne, qui se sentait progressivement abandonnée par le Québec en pleine émancipation. Cette vitalité dépasse donc le simple cadre, trop étroit, de la littérature. Elle résulte d'un rassemblement assez flou de comédiens, de chanteurs, de musiciens, de poètes, de professeurs, de gens de l'édition, de potiers, rassemblement qui prend le nom égalitaire de Coopérative des artistes du Nouvel-Ontario (CANO). CANO se métamorphosera plus tard en simple groupe de musique populaire, sous la direction de Marcel Aymar. Mais, à l'origine, ce collectif remarquable était bien plus que cela : Cette époque-la, se remémorait encore Robert Dickson en 1989, était marquée par une espèce d'esprit de famille, de rencontre amicale, de réunion où les différentes disciplines se mêlaient et se nourrissaient mutuellement pour rompre l'isolement [...] [C'était] une contestation de la langue littéraire alors dominante, un désir de rupture avec la tradition historique littéraire, avec la notion même d'auteur avec un grand A (Haentjens). Cette coagulation presque magique des énergies créatrices dans un Nord ontarien aux communautés éparpillées produit toujours, du reste, dans le discours franco-ontarien actuel d'immenses vagues de nostalgie. Mais, il s'agissait aussi d'une lutte à finir avec le Québec, perçu non plus dans sa présence fraternelle, mais dans sa centralité arrogante. […] Plus t'es éloigné du centre, précise encore Robert Dickson, plus t'es en dissidence par rapport à une métropole. Montréal, par exemple, qui se définit comme un haut-lieu de la littérature, de la politique, de la spiritualité. Vivre à Sudbury, Hearst, Sturgeon Falls, en Ontario français, dans les années 1970-1975, c'était littéralement et littérairement être en marge. Soit que tu composais avec, soit que tu luttais contre (Haentjens). […] La littératute franco-ontarienne existait bel et bien depuis la Confédération. Mais elle va connaître une pseudo-naissance, comme issue cette fois de l'atrophie du concept de « famille canadienne-française » dans lequel CANO ne voit plus aucune rédemption collective. Les Franco-Ontariens devront être seuls responsables de leur salut collectif ; et la littérature jouera dans cette prise en main un rôle de premier plan. Elle se définira par un certain nombre de caractéristiques qui la distingueront radicalement des autres littératures « nationales » de langue française. Elle sera profondément enracinée dans la quotidienneté sudburoise dont elle tirera sa spécificité et où elle engendrera son public lecteur. Justement parce qu'elle est le symbole du dénuement intellectuel, Sudbury sera appelée à accueillir la naissance d'une littérature en lutte contre toutes les formes de domination culturelle. Ce sera, pour CANO, la quintessence de l'affirmation collective des Franco-Ontariens. Pour beaucoup d'écrivains et d'artistes qui viendront graviter autour de CANO et y puiser leur énergie, Sudbury, ville minière, ville dure, ville ambivalente, deviendra une Jérusalem libérée pour le peuple dispersé, pour les sans-patrie que les Franco-Ontariens étaient depuis leur départ réel et maintenant symbolique du Québec. Or, CANO signifiait aussi l'apparition de mécanismes institutionnels disctincts pour la littérature et la vie artistique franco-ontariennes. Cat toute cette effervescence sudburoise aurait laissé bien peu de traces n'eût été la constitution volontaire d'une institution littéraire en bonne et due forme. Les oeuvres seules, comme celles qui avaient existé jusqu'alors, précisément dans leur solitude débilitante par rapport à la flamboyante cohésion de la production littéraire québécoise, ne pouvaient suffire à la tâche ; elles ne pouvaient surtout pas produire le discours identitaire que CANO considérait, à l'instar de l'Hexagone au Québec, comme la mission claire de toute intervention littéraire dans le monde. Et d'ailleurs, CANO n'était-elle pas elle-même le reflet de cette collectivisation de la littérature ? Il fallait donc que dorénavant l'oeuvre littéraire soit publiée en Ontario, par un éditeur franco-ontarien qui partage les idéaux de développement communautaire et de fierté nationale, qu'elle soit lue et récitée devant un public franco-ontarien auquel elle sera destinée et dédiée. Les Éditions Prise de Parole, par exemple, souhaitent définir la production littéraire franco-ontarienne conformément à ce que la publicité de la maison appelle d'abord simplement le Nord, puis dans le contexte géographique et métaphorique du Nouvel-Ontario. Prise de Parole, sous la direction de Gaston Tremblay, constitue elle-même, dès la fin des années 1970, ses propres manuels scolaires, ses propres répertoires, dans lesquels sont recensés et reconnus les oeuvres et les auteurs qu'elle a choisis de mettre sur le marché. Elle organise ses propres tournées d'écrivains, monte sa revue littéraire, Rauque, aujourd'hui disparue, ouvre la première librairie de la langue française à Sudbury (elle aussi aujourd'hui défunte malheureusement). De la même manière, le Théâtre du Nouvel-Ontario ne suffirait pas à expliquer l'importance du phénomène théâtral en Ontario français, qui doit beaucoup à Théâtre-Action, organisme destiné à promouvoir le théâtre franco-ontarien dans son ensemble. Théâtre-Action organisera, pendant bon nombre d'années, le Festival du théâtre franco-ontarien, établira plusieurs répertoires importants, constituera une banque de textes dramatiques et produira les premières formes du magazine culturel Liaison. Cette institution littéraire nouvelle, marquée par la mouvance absolument contagieuse du milieu culturel sudburois, puis soutenue, exagérée et fixée par des appuis vite acquis auprès de l'élite franco-ontarienne traditionnelle (qu'elle avait pourtant durement rejetée au départ) et des organismes subventionnaires, a permis de donner à l'Ontario français un programme littéraire précis, auquel devraient éventuellement se conformer les écrivains désireux d'y trouver place. Déjà avec la fondation du journa Le Droit en 1913 et des éditions du même nom, la société franco-ontarienne disposait de mécanismes institutionnels non négligeables. Mais le programme sudburois, quelque 50 années plus tard, se démarque de cette première institution jugée trop « outaouaise », trop soumise aux intérêts québécois, trop centrée sur un débat journalistique de droite catholique et canadienne-française. À Sudbury, le mouvement littéraire s'inspire de la gauche nationaliste québécoise et de la contre-culture californienne. Pour ce mouvement, la création d''une identité collective en Ontario français passe par une définition du programme littéraire, car il suffirait de nommer cette identité pour qu'elle existe dans les faits. C'est pourquoi la littérature franco-ontarienne se transformerait, aux yeux de CANO, en manifestation publique, en récital, en spectacle, et servirait alors de modèle au grand rassemblement qui allait se produire dans la collectivité elle-même. Tiré de François Paré, « L'institution littéraire franco-ontarienne et son rapport à la construction identitaire des Franco-Ontariens », La question identitaire au Canada francophone : récits, parcours, enjeux, hors-lieux, Sainte-Foy, Presses de l'Université Laval, 1996, p. 48-49, 50-53. |