La littérature franco-ontarienne

On dit volontiers que cette littérature est plutôt déterminée par l'oralité. En fait, toute la démarche initiale de CANO et du Théâtre du Nouvel-Ontario s'articule autour de l'oralité du littéraire. C'est que cette oralité des Cuisines de la poésie, des Nuits sur l'étang, de la poésie sur cassette, de la chanson, de la déclamation et, bien sûr, du théâtre de création semble, du même coup, la plus profonde donnée de l'identité collective des Franco-Ontariens.

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Contrairement aux Québécois, les Franco-Ontariens évoluent dans un milieu social où le français, privé de ses manifestations dans l'écriture, se confine à la conversation, au cri, à la chanson et à la prière. Dans les communautés minoritaires au Canada anglais, le français n'apparaît pratiquement jamais dans sa forme écrite et visible : ni sur les devantures des magasins, ni dans les livres, ni dans la publicité, ni dans les formulaires, ni dans les documents épistolaires. C'est donc dire qu'écrire acquiert dans une telle société une dimension presque mystique, ou alors le geste perd tout sons sens, puisqu'il ne saurait trouver de place dans le vaste discours social, encodé dans la tradition écrite. Mais CANO veut justement défendre la préséance de l'oral, le droit à l'oralité des cultures dominées. Cette préséance serait le signe d'un appauvrissement, bien entendu, mais elle comporterait aussi une présence à soi, un sentiment de familiarisation, qui correspondrait bien au désir de conférer à l'institution littéraire franco-ontarienne une valeur de rédemption collective.

La prépondérance de l'oral entraînera deux conséquences qui ont influé sur toute la production littéraire en Ontario français et sur les choix d'ordre institutionnel dont elle a fait l'objet. En premier lieu, au cours des 25 dernières années, la littérature franco-ontarienne a été indéniablement dominé par le théâtre. L'Ontario comptait, au début des années 1980, sept troupes de théâtre professionnelles, soit une par 60 000 habitants, hommes, femmes et enfants compris. Le répertoire publié par Théâtre-Action en 1988 comptait un total de 55 compagnies théâtrales professionnelles et amateurs à travers la province. Quand on songe qu'avant 1970 une seule troupe de théâtre, fondée à l'Université d'Ottawa par Jacqueline Martin, avait réussi à s'installer et à survivre tant bien que mal, le développement fulgurant du théâtre après 1970 a de quoi étonner. D'ailleurs, dès les années 1970, le consensus est tel sur l'oralité de la culture franco-ontarienne que les organismes subventionnaires, comme le Conseil des arts de l'Ontario, accordent jusqu'à 90 % de leurs subventions à la chanson et au théâtre, laissant les autres modes d'expression artistique, notamment la littérature, se partager les miettes. Le théâtre suit de près le développement accéléré des écoles secondaires de langue française à travers tout l'Ontario français. À partir de 1970, la plupart des curriculums incluent des pièces issues du répertoire franco-ontarien et la plupart des écoles accueillent des troupes professionnelles en tournée.

Outre le développement marqué du théâtre, la prépondérance de l'oral a aussi entraîné une méfiance évidente à l'égard de tout ce qui était écrit, même chez ceux et celles qui travaillent dans le domaine de l'édition. Ce rejet plus ou moins ouvert de l'écriture a déterminé profondément l'institution de la littérature en Ontario français. Combien de textes d'André Paiement, de Robert Dickson, de Jean-Marc Dalpé, de Michel Vallières, de Brigitte Haentjens ou de Richard Casavant, par exemple, se sont littéralement perdus dans l'instantanéité de dramaturgies dont il n'était gardé aucun compte écrit. À l'inverse, CANO et une grande partie de l'élite artistique nord-ontarienne jugeaient avec sérénité ceux qui, comme Jean-Éthier Blais ou Lucille Roy, leur paraissaient s'adonner à une écriture par essence détachée de l'identité orale de la collectivité franco-ontarienne. Ces auteurs, vite rattachés à l'institution littéraire québécoise, trouvaient plus difficilement à se faire publier en Ontario même, compte tenu de leur indifférence à l'égard du programme national assigné à la littérature franco-ontarienne.

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Outre l'importance accordée à l'oralité, l'institution littéraire s'est fondée en Ontario français sur un profond rejet de la vie intellectuelle. Pour CANO, la littérature franco-ontarienne se distinguerait des autres littératures francophones par son action immédiate sur le monde et par son appel direct à un public lecteur moins instruit. Elle permettrait ainsi de transformer une immense défaite sociale en un programme littéraire rédempteur. Et, au-delà de ce choix, c'est la littérature, en tant qu'instrument et produit des peuples dominants, en tant que discours social portant en lui les valeurs exclusives d'une élite, qui serait rejetée. Seule une littérature désacralisée et une pratique critique dépourvue de tout ancrage dans l'héritage intellectuel dominant pourraient permettre de représenter le peuple franco-ontarien tel qu'il est en lui-même.

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Les Franco-Ontariens ne peuvent facilement s'appuyer sur une territorialité que l'oeuvre littéraire pourrait ritualiser. Même les régions ontariennes les plus francophones n'ont-elles pas tendance, en raison des noms largement anglais des villes et villages, à refléter l'aliénation des Franco-Ontariens ?

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Il me semble donc qu'une grande part des oeuvres littéraires franco-ontariennes récentes ont une fonction cosmogonique : elles racontent la naissance à la littérature d'une nation inventée pour l'occasion, elles mettent en scène des modèles d'engendrement communautaire. Je ne donnerai que quelques exemples parmi bien d'autres d'oeuvres génésiques : ce serait, par exemple, « Les murs de nos villages » de Jean-Marc Dalpé, « Moé, j'viens du nord, stie » d'André Paiement, l'un des plus importants textes dramatiques du renouveau culturel sudburois, « La quête d'Alexandre » d'Hélène Brodeur, « L'homme invisible/The Invisible Man » de Patrice Desbiens, « Éperdument » de Marguerite Lapalme. Ces oeuvres mettent en scène tous les éléments d'une pseudo-épopée nationale, mais où le seul renvoi clair à l'espace reste l'appel d'un Nord métaphorique, symbole d'un pays identitaire en état permanent d'impossibilité.

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CANO définissait entre 1970 et 1975 la place très claire, très centrale, qui devrait être assignée à l'écrivain dans la société franco-ontarienne de l'avenir. Mais en même temps, cet écrivain refléterait dans son oeuvre comme dans son existence réelle la marginalité absolue qui était, pour CANO, l'une des plus profondes marques identitaires du peuple franco-ontarien. L'institution littéraire franco-ontarienne allait donc ici se fonder sur un troisième refus, outre celui de l'écriture et celui de la pensée abstraite : le refus absolu de participer à la société bourgeoise, cause, aux yeux de CANO, de l'aliénation même des Franco-Ontariens. Marginal, condamné à l'errance, au vagabondage, éternel « dropout », débranché, incapable de comprendre le plus souvent les tractations de la société de consommation dont il est pourtant représenté comme la victime, l'écrivain est par là le chantre souffrant de la marginalité absolue (et bien réelle) de sa collectivité nationale.

Tiré de François Paré, « L'institution littéraire franco-ontarienne et son rapport à la construction identitaire des Franco-Ontariens », La question identitaire au Canada francophone : récits, parcours, enjeux, hors-lieux, Sainte-Foy, Presses de l'Université Laval, p. 53-55, 56, 58-59, 60