Michel Ouellette : la langue est le drame Tirée de la scène clausulaire de la pièce de théâtre de Michel Ouellette, French Town, cette réplique de Pierre-Paul atteste l'accomplissement du drame, l’acmé des relations entre lui et son père. Pierre-Paul vient de se suicider en utilisant le fusil du père —symbole de tout ce qui séparait le fils et le père (à une lettre près, « fils » est l'anagramme de « fusil » ; constatation facile, certes, si ce n'est que le fusil est consubstantiel au fils). Dans une prosopopée poignante, Pierre-Paul refait les gestes du père jusqu'à reparler sa langue, lui dont la langue châtiée et la répétition mécanique, obsessionnelle des règles de grammaire (sorte de psittacisme grammatical) constituaient, croyait-il, le plus sûr moyen de l'éloigner du père. Entendez toute la réplique : « Tabarnak de câlice d'ostie de chrisse, ciboire ! Tenté de trouver sa langue. " Icitte câlice. Arrive icitte, toé. Chrisse, pas peur. J'te mangerai pas, stie. T'as à pleurer de même ? Pleure pas de même, sacre. Pas une fille, stie. " » (p. 117) Passent dans ces mots tout le sang et le sel de la pièce : la violence et le rejet, l'incompréhension et la rage, les sacres et le sacré, la puissance et l'impuissance. Quel sens donner au suicide du fils ? Est-ce l'ultime geste pour ne plus entendre la langue paternelle (en se tuant, il tue la langue du père, celle qu'il a cherché — en vain — à déparler, à désapprendre) ? Est-ce l'ultime geste de symbiose avec le père (cette tentative désespérée de mimétisme langagier mettait fin à son mutisme exacerbé — en parlant une « autre langue », il s'était condamné à ne plus être compris) ? Dans French Town, le drame ne transite pas par la langue ; la langue est le drame, le huis clos de la pièce, son entreprise cathartique, son exorcisme individuel et familial, son tonneau des Danaïdes, son rocher de Sisyphe. Voyez l'incipit : « Simone : Je m'appelle Simone Bédard/Pierre-Paul : Tais-toi/Cindy : Farme-toé/Martin : Raconte. » (p. 13) La mère décédée constitue la mémoire de French Town, sa présence tutélaire, fantomatique — morte, elle peut parler ; vivante, elle ne le pouvait pas (contrainte par les autres à se taire : « Parle pas (p.66), se disait-elle elle-même). Pierre-Paul et Cindy ne veulent pas entendre parler du passé : le « Farme-toé » tranchant de celle-ci la situe immédiatement dans son parti pris langagier et l'oppose violemment au « Tais-toi » altier (en apparence plus neutre, mais tout aussi violent dans sa rupture avec la langue du père et de la fille) de celui-là. En outre, le dysfonctionnement communicationnel entre Cindy et Pierre-Paul peut se ramener, dans les moments d'extrême tension, à l'écholalie de celui-ci et à la coprolalie de celle-là. Seul Martin veut entendre la parole maternelle, veut activer le processus anamnestique qu'il considère salutaire. Entre le « Tais-toi » initial et la réplique — la supplique — de la fin, le drame s'est joué, la traversée du langage a eu lieu : parole, sacre, mutisme, silence, violence verbale, vulgarité. Arrêtons-nous sur cette traversée. Dès le début, la langue fait écran entre Pierre-Paul et sa famille : « Y parle tellement bien que des fois j'ai de la misére [sic] à comprendre ce qu'y dit. [...] Un vrai dictionnaire. » (p.16) De même, présentant sa fille, elle dit : « A sacre tout le temps » (p.17) ; « A parle comme son pére [sic] Gilbert. A va finir comme lui... » (p.17) Notons le renversement des rôles : Cindy ne finira pas comme son père, alors que Pierre-Paul, qui refuse de parler comme son père, finira par se tuer — par faire sienne la violence paternelle. […] French Town peut nourrir évidemment un surtexte identitaire (le mépris et la vindicte en moins), mais le dispositif textuel, sa mise à feu et sa déflagration langagière par les personnages le dépassent. French Town ou le surpaysement dépaysant. Arrive un moment où les destins de Cindy, Martin et Pierre-Paul transcendent le passé et ses ombres narrés par la mère. Survient ce point de chute ou de fuite ou d'ancrage ou de rupture où les personnages s'élèvent jusqu'à eux-mêmes, reçoivent la révélation de ce qu'ils veulent être ou de ce qu’ils ne pourront plus être. French Town est un miroir brisé où se regardent des personnages en quête d'eux-mêmes, sans savoir que l'image qu'ils cherchaient n'était pas celle qu'ils allaient trouver. À miroir brisé, identités spéculaires. Dès lors, je reviens à l'imposture identitaire dans la perspective où, comme le disait Jean Larose, « la littérature défait les identités, elle a même la vertu troublante de révéler l'étrangeté de ce qui nous semble le plus familier ». Tiré de Robert Yergeau, « Postures scriptuaires, impostures identitaires », Tangence, N° 56, 1997, p.16-17, 20. |