Ti-Jean-Sans-Peur, fils du tonnerre Récit populaire raconté le 17 octobre 1959 par Maurice Prud'homme (72 ans) de Sturgeon Falls (Ontario). Conte appris de son grand-père Alexandre Prud'homme, en 1898. (Extraits)
Une fois, c'était un enfant du nom de Ti-Jean. Il était venu au monde au cours d'une tempête de tonnerre qui ébranlait toute la nature. On disait partout qu'il avait été engendré par la force du tonnerre. C'était un garçon très brave et très doué. À l'âge de dix-sept ou dix-huit ans, il décide, un jour, d'aller faire une partie de chasse en forêt. [ … ] Il s'enfonce dans la forêt et il file tout droit. Il s'aperçoit bientôt qu'il a perdu sa route. Il marche, marche, marche encore… Il se dirige à droite, tourne à gauche, il lui devient impossible de s'orienter. Au sortir de la forêt, il aperçoit une belle ferme, une grosse bâtisse de pierre. Il s'approche de la maison : c'était la demeure de trois géants, de trois êtres effrayants. « Où vas-tu, ver de terre ? crie l'un d'eux. --Ah ! je suis venu vous visiter dans l'intention d'obtenir un emploi. --Oui, un emploi ? Qu'est-ce que tu peux faire, toi ? Un emploi ? --Moi, c'est vrai que je ne suis pas gros, mais j'ai de la force. Vous êtes gros, vous autres, mais je suis capable d'en faire autant que vous tous ! --Ah, oui ! Très bien ! dit un géant. Si tu veux travailler, nous allons te dire quoi faire. Actuellement, nous procédons à la cueillette de notre bois de chauffage pour l'hiver prochain. Si tu t'y connais dans le travail de la forêt, tu vas nous donner un bon coup de main ! --Ah ! comptez sur moi ! Je m'y connais en fait d'exploitation forestière ! » Le lendemain matin, après le déjeuner, un des géants dit à Ti-Jean : « Eh bien ! nous sommes en train de couper notre bois de chauffage de l'hiver prochain ; tu vas venir avec nous dans la forêt ! » Les géants avaient leur façon de faire : chacun attrapait un arbre en l'entourant de ses bras, l'arrachait et filait à la maison. Ti-Jean les regarde travailler sans lever un doigt. Les géants reviennent une seconde fois pour arracher d'autres arbres. « Comment, crie l'un d'eux au jeune homme, tu n'as encore rien fait ? Tu n'as pas bougé d'un pouce ! À t'en croire, tu étais aussi fort que nous ! --Hé ! La technique que vous employez, j'aime autant ne pas l'employer du tout. Vous ne faites rien ; c'est un vrai travail de paresesux ! --Comment, un travail de paresseux ? dit le géant. --Moi, quand il s'agit d'une besogne, je m'en acquitte parfaitement ou bien je ne l'entreprends pas du tout ! --Eh bien, agis d'après tes connaissances ! » Ti-Jean s'empare d'un câble de soixante mètres de longueur et de la grosseur d'un doigt ; il l'attache à un arbre et déroule le câble dans la forêt à toute vitesse. Il fait une tournée rapide dans la boisé et revient vers les géants : « Qu'est-ce que tu prépares là ? demande l'un d'eux. --J'ai choisi tous les arbres que je vais apporter dans une brassée. Je ne gaspillerai pas mon temps à transporter un seul arbre à la fois ! --Eh ! détache ce câble-là au plus tôt ! As-tu l'intention de détruire notre forêt ? --Si vous ne voulez pas que je vous procure du bois, laissez-moi en paix ! Transportez-le vous-mêmes, votre bois de chauffage ! Son plan désavoué, Ti-Jean laisse les géants charroyer leurs arbres. Le lendemain matin, le plus solide des géants dit à Ti-Jean : « Tout notre bois de chauffage d'hiver est maintenant transporté. Ce matin, tu vas m'accompager. Tu te dis très fort : allons comparer notre force ! --Entendu ! Je te suis ! réplique Ti-Jean. [ … ] --Tu te rappelles le gros chêne que nous avons vu là-bas ? Nous irons [ … ] l'attaquer à coups de poings pour vérifier qui de nous deux frappe le plus fort ! --Ah ! géant, frappe donc aussi fort que tu voudras ; tu ne peux rivaliser avec moi ! » Pendant la nuit, Ti-Jean se rend au chêne, tarière en main, et perfore trois trous dans le tronc du gros arbre : un à peu près de trente centimètres de profondeur, un autre d'une cinquantaine de centimètres et le dernier de près de soixante centimètres, la longueur de son bras. Il recouvre ces trous de l'écorce du chêne pour camoufler les préparatifs. Le lendemain matin, les deux hommes se rejoignent au pied de l'arbre : « Maintenant, dit le géant, nous allons constater qui de nous deux est le plus fort ! --Qui de nous est le plus fort ! Ah ! tu sais bien que tu ne peux te mesurer à moi ! Même si tu es gros pffa… ! Des gens comme toi, je n'en ai pas peur. Donne le premier coup pour me donner l'exemple. Frappe de toute ta force ! » Le géant prend son élan, et entre son poing tout entier dans le tronc du chêne. « C'est passable, juge Ti-Jean ! Mais je suis capable de faire mieux ! » Ti-Jean frappe à l'endroit du premier trou. Il fracasse l'écorce, et rentre son poing jusqu'au milieu de l'avant-bras. « Ah ! bien, diable ! Tu es meilleur que moi ! conclut le géant. --Essaie une autre fois! Tu n'as peut-être pas utilisé toute ta force ? » Le géant s'élance et fait pénétrer son bras jusqu'au coude dans le tronc de l'arbre. « Ah bien ! moi, continue Ti-jean, je me crois capable de rentrer mon poing encore plus profondément ! » Il perfore l'écorce abritant le troisième trou, et rentre son bras jusqu'à l'épaule dans le tronc de l'arbre. « Ah ! si mon bras avait été plus long, souligne Ti-Jean, j'aurais pu traverser le chêne de part en part ! Malheureusement, mon bras est trop court… --Eh bien ! enchaîne le géant, tu es plus fort que moi, plus fort que moi ! Je tâcherai de me reprendre dans quelques jours ! » [ … ] De retour à la maison, il dit à ses frères : « Ce venimeux de petit homme est à la veille de nous jouer des tours pendables ! Il faut tenter de le supprimer ! --Nous allons le faire coucher près du poêle, propose l'aîné des géants, et pendant la nuit, j'irai lui donner un coup de masse -- une masse de sept kilos -- sur la tête, et je vais le tuer ! » Ti-Jean avait entendu le conciliabule des trois frères. Le poêle ! Les anciens poêles sur hautes pattes que l'on remplissait d'érable et de merisier, de grosses bûches de plus d'un mètre de longueur… Le soir venu, Ti-Jean dit aux géants : « Cette nuit, je coucherai près du poêle ! » Ti-Jean fait mine de se coucher, puis installe à la place de l'oreiller une bûche dans le sens de la largeur, et place une autre bûche en équilibre sur la première, mais dans le sens de la longueur du lit. Il recouvre d'une couverture cet engin original, et se glisse sous le poêle. Pendant la nuit, le plus vieux géant se lève en silence et hup ! Il applique un vigoureux coup de masse sur le bout de la bûche qui simule le dormeur. La bûche rebondit dans la figure du géant et lui fracasse toutes les dents. Il déclare à l'un de ses frères : « Regarde avec quelle vigueur il m'a frappé ! » Le lendemain matin, l'aîné des frères reste au lit « À quoi pense-t-il, demande Ti-Jean, pour ne pas se lever, ce matin ? --Ah ! répond l'un des deux autres ; il est malade ! --Eh bien ! je vais aller constater de quelle maladie il souffre ! » rétorque Ti-Jean. Le jeune homme s'approche de l'aîné des géants : « De quelle maladie souffres-tu, ce matin, toi ? --Ne m'en parle pas, espèce de bêta que tu es ! Tu m'as administré une forte claque à la figure, hier soir, et tu m'as broyé toutes les dents de la bouche ! --Ah ! dit Ti-Jean, j'avais l'intention de chasser les mouches qui tournaient autour de moi. J'ai juste levé la main et je t'ai fait tant de mal ? Espèce de grand paresseux, lève-toi donc ! --Ti-Jean, restons-en là, mais tu vas être obligé de nous quitter. Nous ne pouvons plus vivre avec toi ! » Les géants avaient de longues bottes de feutre, ah ! longues de la hauteur d'un homme. Ti-Jean met la main sur une de ces bottes et la présente au chef des géants : « Remplis-moi cette botte, dit Ti-Jean, d'or et d'argent jusqu'au bord, ou bien je reste ici ! Je n'ai pas travaillé pour rien, moi, ici ! --Très bien, très bien ! nous allons la remplir ! » Ti-Jean quitte les géants, son riche fardeau sous le bras.
Tiré de Germain Lemieux, Les vieux m'ont conté, tome 9, Montréal, Les Éditions Bellarmin, 1977, p.51-55. |