Le michif

Tiré de Peter Bakker, A language of Our Own, The Genesis of Michif, the Mixed Cree-French Language of the Canadian Métis, New York, Oxford University Press, 1997, p.  5, 6-7, 274-275. Traduction par Myriam Coucke. Dans le premier paragraphe, il s'agit d'un récit raconté en michif par Modeste Gosselin de Lebret (Saskatchewan).

un vieux ana ayi... un vieux ê-opahikêt ê-nocihcikêt, you see, êkwa ayi... un matin ê-waniskât âhkosiw, but kêyâpit ana wî-nitawi-wâpahtam ses pièges. sipwêhtêw.mêkwât êkotê ê-itasihkêt, une tempête.maci-kîsikâw.pas moyênsi-miskahk son shack.wanisin.pas moyên son shack si-miskahk. pimohtêw, pimohtêw. êy-âhkosit êkwa le-vieux-iw-it nôhtêsin. d'un gros arbre pimi-cipatapiw. « ôta nipiyâni », itêyihtam êsa, « une bonne place ôma si-nipi-yân ». ê-wâpamât ôhi le loup de bois ê-pâ-pahtâ-yi-t. ha, ha. ka-kanawâpamêw. le loup awa pê-isipahtâw êkota itê api-yit. êkwa ayi... pâstinam sa bouche ôhi le loup ê-wî-otinât. pastinên, son bras yahkinam, right through anihi le loup, the wolf dans la queue ohci-otinêw, par la queue âoci-pitêw ! kîhtwâm le loup asê-kîwê-pahtâw ! ha ha ha !

[...]

Plusieurs choses étonneront le lecteur dans ce court récit, par exemple, que les mots cris et français sont utilisés relativement dans la même proportion. Ceci se voit facilement, car tous les éléments cris sont en italique dans le texte. De plus, on constate que tous les verbes sont en cri et tous les noms sont en français. Les seuls mots qui ne sont ni français ni cris sont quelques mots d'anglais (but, shack et right through). On remarque aussi que les noms français, mais aussi les articles - définis et indéfinis, féminins et masculins - (un matin, une tempête, le loup, la bouche) s'utilisent exactement comme en français. Les pronoms possessifs « son » et « ses » s'accordent aussi en genre et en nombre comme en français (son bras, son shack, ses pièges). Les prépositions françaises (dans et par) sont aussi utilisées. De prime abord, il semblerait que toutes les parties du discours se rapportant aux noms sont françaises, mais ce n'est pas complètement vrai : les démonstratifs sont cris (ana et awa). En cri, il y a des démonstratifs différents pour les noms animés et inanimés [ana pour « ce » (animé) et ôma pour « ce » (inanimé)] et pour les objets proches, éloignés et très éloignés, (awa pour « ceci », ana pour « cela »). Il y a aussi en cri différentes formes démonstratives pour les noms animés qui sont le sujet du récit (par exemple ana) et pour ceux qui sont nouveaux dans le récit (par exemple anihi), c'est ce que l'on appelle la forme obviative. Tous ces éléments se rencontrent aussi dans la langue michif. Les démonstratifs en michif semblent s'accorder en nombre, en animation et à l'obviatif avec le nom, comme en cri.

Il faut aussi noter que les quelques adjectifs français dans le texte sont au masculin (un gros arbre) ou au féminin (une bonne place) et s'accordent avec le nom qu'ils modifient, tout comme en français. Apparemment, la partie française de ce récit est très proche d'autres variétés de français. Il y a cependant une exception : lorsque l'homme attrape le loup par la queue, le narrateur dit : « dans la queue ». Un Français ou un Canadien français aurait utilisé la préposition « par ». Ces différences sont assez insignifiantes comparées au nombre de similarités. Alors que le français possède plusieurs prépositions locatives (sous, à, sur, dans, etc.) le michif n'en a généralement qu'une, « dans », souvent prononcée /da:/ ou /da/. Bien entendu, il existe d'autres prépositions en michif qui permettent de préciser le lieu, comme « en arrière ». Il faut aussi noter que le sens des mots en michif est parfois un peu différent du sens français ou cri. Par exemple, en michif, le mot « gros » signife « grand », mais en français canadien ou européen, il signifie « gras » avec un sens secondaire de « grand ».

[...]

Les chasseurs de bisons métis de Saint-François-Xavier et de Baie Saint-Paul utilisaient leurs terres de la Rivière-Rouge uniquement comme base. Leur vie était centrée sur les déplacements vers les prairies de l'ouest et du sud, à la recherche des bisons. À l'ouest, des groupes d'Indiens se joignaient à eux , mais les Métis demeuraient le groupe ethnique le plus important. Quand les Métis commencent à chasser, vers 1800, plusieurs groupes d'Indiens, les Assiniboines, les Cris, les Ojibwés, ainsi que leurs ennemis, les Sioux, chassent déjà le bison dans les plaines du Nord-Est (Dakota du Nord, Montana, le sud-ouest du Manitoba et le sud de la Saskatchewan). Comme indiqué plus tôt, ces trois premiers groupes parlaient le cri des plaines. Certains Métis passaient l'hiver avec ces Indiens. L'importance des Indiens non cris dans la chasse au bison est démontrée par le fait que tout le système organisationnel du «gouvernement provisoire» de la chasse, avec ses chefs et ses éclaireurs, était directement copié sur celui des chasseurs de bison assiniboines. Les Métis allaient plus tard utiliser ce système comme base de leur gouvernement provisoire au Manitoba.

La plupart des Métis parlaient l'ojibwé, le cri et le français, tandis que les Indiens parlaient tous le cri, l'assiniboine ou l'ojibwé. Il était donc naturel que le cri devienne la langue de communication entre les Métis et ces Indiens : c'était la langue que tous avaient en commun. Avec l'importance grandissante de la chasse au bison après 1821, les Métis ont de plus en plus de contacts avec les Indiens parlant le cri et de ce fait, l'ojibwé perd de son importance. Ils s'habituent à parler cri au cours de leurs voyages vers les terrains de chasse et les camps d'hiver et abandonnent peu à peu le saulteux.

S'il est vrai que le mélange de code amérindien et français avait dû être courant parmi les voyageurs et les gens d'ascendance mixte, et cela depuis les premiers mariages mixtes et leurs enfants bilingues, c'est seulement dans ces camps de chasse que le mélange s'est solidifié pour devenir un code fixe. Ici, la langue avait sans doute adopté la forme de verbes cris et de noms français. Ce modèle aurait aussi été prédominant dans les autres mélanges de codes. La genèse, ou du moins la codification de la langue michif, est intimement liée à l'émergence de l'identité métisse. Le michif a été précédé par différents mélanges de codes, en particulier l'ojibwé et le français.

Le michif était utilisé uniquement entre Métis. On ne le parlait pas avec les étrangers et il n'y a que quelques décennies que le monde extérieur a découvert son existence. Les langues utilisées avec les étrangers étaient le français, l'ojibwé et le cri. C'est probablement après la dispersion massive des Métis, à partir des années 1860, que ceux-ci ont complètement oublié le français, le cri et l'ojibwé. Et ce n'est que beaucoup plus tard, que le michif est devenu la seule langue parlée par plusieurs milliers de personnes. Cependant, avant que ces langues ne tombent en désuétude, le michif était sans doute la langue dans laquelle ils se sentaient le plus à l'aise.