Un Acadien de coeur, suite

Tiré d'Onésiphore Turgeon, Un tribut à la race acadienne : Mémoires, 1871-1927, Montréal, G. Ducharme, 1928, p. 4.

À la fin de l'année scolaire, ma santé ne valait pas mieux que l'année précédente et je m'empressai dès les premiers jours de la vacance de me rendre à Petit-Rocher, comté de Gloucester, où, sur ma sollicitation, l'été précédent, mon seul frère vivant, Ferdinand, avait établi un magasin général. Ma vacance de deux mois fut une contemplation continuelle de l'avenir.

Pourrais-je subir trois autres années d'étude au Grand Séminaire ? Cela me paraissait bien douteux.

Après bien des consultations, je jugeai qu'il me fallait retourner au Séminaire, faire un dernier effort, et la santé manquant encore, revenir au Nouveau-Brunswick au milieu des Acadiens que j'avais appris à estimer et admirer.

Toutefois quand je pensais à la séparation de mes voisins acadiens, je devenais parfois triste et sombre. La séparation n'était pas la rupture des liens de famille que j'aurais pu subir avec force. C'était bien différent. Il y a cinquante à soixante ans, les vieillards de 78 à 80 ans, et nombreux étaient-ils, avaient appris les souffrances du Grand Dérangement de la déportation et de l'exil, de la voix même de leurs ancêtres. Le récit de ces misères et de ces persécutions était la répétition des paroles mêmes des victimes. Elles avaient pénétré dans mon coeur pour y rester vivantes. Quand je devais serrer la main d'un Acadien en lui disant que je devais bientôt partir, je devenais tout ému et à chaque fois il me semblait entendre la voix du poète latin, Virgile, qui me disait : Sta viator, heroem calcas, « Arrête voyageur, tu foules à tes pieds un héros ». J'entendais le son lugubre de la cloche violée de Grand Pré, les lamentations des victimes du Grand Dérangement ; c'étaient les pleurs des femmes séparées de leurs maris et de leurs enfants, entassées dans des bâtiments malpropres et sans aucune commodité. C'étaient les pleurs, les gémissements d'Évangéline à laquelle on avait enlevé son époux de demain. L'histoire de tous les malheurs, des souffrances des Acadiens était toujours vive dans mon coeur et semblait vouloir me retenir au milieu de leurs descendants : « Arrête voyageur » sonnait toujours à mes oreilles.

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