Les jumelles Dionne
Le contrat tragique
Il ne fait guère de doute qu'Oliva
Dionne fit une erreur en signant un contrat avec Ivan I. Spear de l'exposition
Century of Progress de Chicago peu après la naissance
des quintuplées. Il y avait toutefois déjà eu d'autres
cas où des jumeaux avaient été présentés
au public. Ceci créa néanmoins un tollé dans la
population ontarienne et fournit une excuse au gouvernement provincial
pour mettre en tutelle les quintuplées. Les médias peignirent
Oliva Dionne au pire comme un profiteur cupide et au mieux comme un
être stupide. Bien que sa capacité de jugement lors de
la signature du contrat soit discutable, sa réaction était
jusqu'à un certain point prévisible dans les circonstances
inhabituelles et stressantes de cette naissance.
Au point de départ, Oliva consulta
le docteur Dafoe. Le médecin lui aurait apparemment dit d'en
profiter, car il y avait peu de chance que les quintuplées survivent.
De façon plutôt hypocrite, le médecin devait se
présenter par la suite comme le grand défenseur des quintuplées
contre le monde extérieur, y compris leurs parents.
Oliva Dionne fit alors ce qu'auraient probablement
fait la plupart des chefs de famille canadiens-français à
l'époque. Avant même de discuter avec sa femme, il parla
avec le curé de Corbeil, le père Daniel Routhier. Le curé,
qui souhaitait faire construire une nouvelle église pour la paroisse,
lui donna son appui. En devenant l'agent des Dionne, il recevrait 7
% du montant du contrat pour le fonds de construction de son église.
Oliva Dionne obtiendrait 23 % du montant et le groupe de Spear, le reste.
Plus tard en 1936, le père Routhier aurait déclaré
par écrit :
Je crois que la naissance de ces bébés
est un miracle pour montrer au monde que le contrôle des naissances
est néfaste. Ces bébés devraient construire une
église ici. Monsieur Dionne allait probablement faire beaucoup
d'argent et quand je lui ai demandé ce qu'il donnerait, il a
accepté volontiers d'en faire construire une. Il aurait toutefois
pu oublier par la suite... Quand le contrat a été rédigé,
j'ai donc inclus une clause pour protéger l'église. Monsieur
Dionne a accepté, mais ceci a causé bien des malentendus.
Dans une entrevue accordée en 1936,
le père Routhier semble avoir modifié son histoire (peut-être
à cause des protestations publiques) quant aux raisons pour lesquelles
il avait encouragé Oliva Dionne à signer le contrat. Il
prétendait que, même si le premier ministre Henry de l'Ontario
avait envoyé personnellement 25 $, les gouvernements fédéral
et municipal avaient affirmé n'avoir aucun argent pour venir
en aide à la famille. Après l'offre de Spear, le père
Routhier aurait dit à Dionne que si le gouvernement provincial
apprenait que les Américains faisaient des pressions sur la famille,
il se sentirait obligé de les aider. Le curé pensait qu'ils
pourraient toujours se soustraire au contrat si Elzire Dionne ou le
docteur Dafoe refusait de signer. En fait, c'est bien ce qui s'est passé.
Selon le père Routhier, Mme Dionne refusa de signer, ce qui invalida
le contrat. Pour sa part, le docteur Dafoe ne permit pas qu'on déplace
les quintuplées. Le père Routhier écrivit alors
aux promoteurs pour leur annoncer la résiliation de l'entente
et leur rendre leur chèque. D'après lui, toute l'affaire
aurait dû s'arrêter là.
Aux yeux du public et des médias,
toutefois, le tort était déjà fait. Ce qu'il y
a de tragique c'est qu'Oliva Dionne avait agi comme le voulait la pratique
à l'époque. En tant que chef de famille, il avait consulté
le médecin puis le curé. Le contrat une fois rédigé,
il s'était tourné vers sa femme pour obtenir la signature
nécessaire. De mauvais conseils et une erreur de jugement n'auraient
pas dû causer un tel scandale. Les attaques des médias
contre la famille transformèrent pourtant l'événement
en crise majeure. En quelques semaines, le nouveau gouvernement libéral
tentait de se faire passer pour le sauveur des quintuplées en
les décrétant pupilles de la Couronne. Les médias
ne condamnèrent pas le médecin pour son appui initial
et ne se donnèrent pas la peine de vérifier les clauses
de protection contenues dans le contrat, par exemple le consentement
nécessaire des deux parents et du docteur Dafoe. Ils ont plutôt
accablé de leur mépris la cible la plus facile :
un fermier canadien-français ébahi qui cherchait à
obtenir un peu d'argent pour faire face à une situation totalement
inattendue. Oliva et Elzire Dionne ainsi que le reste de la famille,
y compris les quintuplées, devaient le payer chèrement
durant les années subséquentes. Comme devaient le signaler
plus tard certaines personnes de la société canadienne-française,
un anglophone de classe moyenne dans la même situation aurait-il
essuyé le même mépris et subi le même traitement
que ce fermier canadien-français du nord-est de l'Ontario ?
L'article du Mirror de New York, publié en décembre
1934 durant la visite du docteur Dafoe, montre les attitudes ethnocentriques
envers la famille Dionne. Le chroniqueur, Hendrik Willem Van Loon, écrit
en effet :
[...]
Je ne peux pas dire que vos quintuplées
m‘intéressent beaucoup... un père sans travail et une
mère dont le seul but dans la vie semble avoir été
de produire le plus grand nombre d'enfants le plus rapidement possible
— il est peu probable qu‘une telle combinaison fournisse
au monde une nouvelle récolte de génies. Le Canadien français
possède sans aucun doute certaines vertus qui le rendent digne
de la miséricorde divine. Je doute cependant que les quotients
intellectuels cumulés de vos cinq fardeaux ne dépasse
jamais celui d'un seul petit bébé chinois ou batak...
Tiré de David Welch, « Les
jumelles Dionne : cinq petites Franco-Ontariennes dans un
contexte d'exclusion sociale », Monique Hébert, Natalie
Kernoal, Phyllis Leblanc (sous la dir.), Entre le quotidien et
le politique : Facettes de l'histoire des femmes francophones
en milieu minoritaire, Ottawa, Le réseau national d'action
femmes, 1997. Traduction, Denise Veilleux.

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