Les jumelles Dionne
Le refus de parler anglais
Le dimanche 11 mai 1941, les quintuplées
devaient faire une apparition durant une émission radiophonique
de CBS pour la fête des mères. L'émission diffusée
en direct devait avoir lieu dans les studios de CFRB à Toronto.
Le but était d'inviter les Américains à venir visiter
l'Ontario durant l'été. La Deuxième Guerre mondiale
faisant rage, l'Angleterre et les pays du Commonwealth étaient
parmi les rares pays encore capables de repousser les Nazis et les Japonais.
Par conséquent, les quintuplées devaient aussi chanter
There‘Il Always Be an England. Une heure avant l'émission,
les quintuplées refusèrent de parler anglais, malgré
toutes les répétitions préalables. L'émission
eut lieu, mais en français. Deux semaines plus tard, durant une
autre émission, les quintuplées refusèrent tout
simplement de parler, dans quelque langue que ce soit. Ces deux incidents
mais surtout le premier, provoquèrent un tollé chez les
anglophones au Canada et aux États-Unis. Les gens écrivirent
aux journaux pour dire qu'ils avaient été insultés.
Pourquoi les quintuplées ne voulaient-elles pas parler anglais
et qui les avaient incitées à agir ainsi ? Leurs
parents leur avaient-ils conseillé de ne parler qu'en français ?
Les protestataires ne pouvaient pas comprendre pourquoi les quintuplées
insistaient pour parler seulement en français puisqu'elles étaient
nées en Ontano et y avaient été élevées.
D'autres personnes moins préoccupées par la question de
la langue craignaient que les Américains ne veuillent plus visiter
la région, ce qui aurait nui aux recettes du tourisme.
Sans s'en rendre compte, les quintuplées
avaient soulevé un débat qui débordait largement
la question à savoir quand, comment et avec qui elles devraient
apprendre l'anglais. Les réactions d'hostilité devant
leur geste prouvaient encore une fois qu'il existait, à l'époque
comme maintenant, deux solitudes en matière de langue et de culture.
L'Ontario et les autres provinces canadiennes sauf le Québec
toléraient à peine la présence du français,
car la majorité des Canadiens et Canadiennes dans les années
1940 pensaient que cette langue devrait être parlée seulement
au Québec. Le français canadien était encore considéré
comme le bizarre patois, issu du français du XVI ième
siècle, que parlait un peuple généralement peu
instruit. Cette attitude répandue était l'équivalent
sur le plan linguistique de l'idée de Lord Durham selon laquelle
le peuple canadien-français n'avait ni culture, ni histoire,
ni littérature.
Les mythes construits au fil des sept années
précédentes furent détruits pour les milliers de
gens qui écoutaient la radio. L'image des quintuplées — ces
cinq jolies fillettes aux cheveux bouclées — vola en
éclats quand ils découvrirent la réalité
de cinq petites Canadiennes françaises catholiques, jolies ou
non, aux cheveux bruns raides qui exigeaient maintenant de parler français
en Ontario. Au lieu de symboliser un monde enchanté, les
quintuplées mettaient en lumière une des tragédies
du Canada — le fait qu'une majorité anglophone refusait
encore d'accepter la réalité d'une population canadienne-française
hors Québec comptant des centaines de milliers de personnes qui,
malgré leurs droits culturels et linguistiques bafoués,
continuaient à exiger de parler leur langue maternelle quand
bon leur semblait. Comme cet incident se produisit à un moment
où le Canada était encore une fois divisé suivant
la langue par rapport à la conscription possible, ceci contribua
probablement à accentuer encore davantage les antagonismes.
Lorsque les gens critiquaient les quintuplées
et attribuaient leur comportement à des « influences anti-britanniques »,
aux directives des parents pour obtenir la sympathie des quintuplées
ou encore à un complot pour isoler davantage le docteur Dafoe
qui était unilingue, il y avait beaucoup plus que tout cela là-dessous.
Les actions des quintuplées et les réactions révèlent
clairement l'état de la question nationale au Canada en 1941.
Une émission de quelques minutes seulement en était venue
à symboliser bien davantage.
Tiré de David Welch, « Les
jumelles Dionne : cinq petites Franco-Ontariennes dans un contexte
d'exclusion sociale », Monique Hébert, Natalie Kernoal,
Phyllis Leblanc (sous la dir.), Entre le quotidien et le politique :
Facettes de l'histoire des femmes francophones en milieu minoritaire,
Ottawa, Le réseau national d'action femmes, 1997. Traduction,
Denise Veilleux.

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